
L’Europe offre aux géants du cloud et de l’IA un vernis écologique qui masque une consommation sans limite
La Cour de justice de l’Union européenne vient d’officialiser le nucléaire comme énergie « propre ». Une décision qui rebat les cartes de la transition énergétique et qui risque d’avoir un effet collatéral majeur : offrir aux géants du cloud et de l’intelligence artificielle un alibi écologique. Derrière les promesses de neutralité carbone, les data centers et l’IA restent pourtant des gouffres énergétiques. La question n’est plus seulement de savoir quelle électricité les alimente, mais si le numérique peut réellement échapper à une remise en cause de sa voracité énergétique.
La Cour de justice de l’Union européenne a tranché : le nucléaire peut être officiellement qualifié « d'énergie propre ». Cette décision vient conforter la taxonomie européenne de la finance verte, déjà critiquée par de nombreux experts, mais désormais validée juridiquement. Derrière ce choix, c’est toute la stratégie énergétique du continent qui se trouve réorientée. Les États membres favorables à l’atome – France en tête – voient dans ce verdict une légitimation de leurs investissements massifs. Mais pour l’industrie numérique, et notamment les géants de l’IA et du cloud, la portée pourrait être encore plus significative.
Les coulisses énergétiques du numérique
On parle souvent « d'immatériel » pour désigner Internet, le cloud ou l’IA. Mais la réalité est tout autre : chaque requête, chaque ligne de code exécutée, chaque entraînement de modèle d’IA repose sur des infrastructures matérielles gigantesques, nourries en continu par l’électricité. Les data centers consomment aujourd’hui environ 1 à 1,5 % de l’électricité mondiale, une part appelée à grimper avec l’essor de l’intelligence artificielle générative. Certains rapports prédisent que la demande énergétique du numérique pourrait tripler d’ici 2030, sous l’effet combiné des services cloud, du streaming et surtout des modèles d’IA toujours plus gourmands en puissance de calcul.
L’IA : des promesses vertes, une réalité grise
Dans leurs communications, Microsoft, Google ou Amazon multiplient les promesses : neutralité carbone d’ici 2030, recours exclusif aux énergies renouvelables, investissements dans les fermes solaires et éoliennes. Mais sur le terrain, la réalité diffère. La consommation des grands modèles de langage, comme GPT-5, mobilise l’équivalent de milliers de serveurs pendant des semaines. À l’échelle d’un seul entraînement, cela représente la consommation annuelle d’électricité de centaines de foyers. La croissance exponentielle des usages IA rend cette équation difficilement soutenable.
Avec la décision européenne, ces entreprises disposent d’une nouvelle carte à jouer : l’électricité nucléaire devient un argument marketing. Elles pourront désormais revendiquer que leurs data centers fonctionnent grâce à une énergie « propre », alors même que la question des déchets nucléaires ou de la dépendance à des centrales vieillissantes demeure entière.
Le recours de l'Autriche contre l'inclusion de l'énergie nucléaire est rejeté
Sur son blog, We Planet retrace l'historique de la situation tout en apportant son soutien à la décision :
« En 2023, il y a ce qui semble être une éternité, l'Autriche a engagé une action en justice contre la Commission européenne pour l'inclusion de l'énergie nucléaire dans la taxonomie européenne des finances durables. À l'époque, elle était soutenue par un bastion de pays de l'UE et d'ONG environnementales opposées à l'énergie nucléaire. Honnêtement, il semblait qu'elle allait gagner.
« Mais aujourd'hui, le paysage a complètement changé.
« L'Allemagne, longtemps symbole de la politique antinucléaire, commence à changer d'avis. Les sorties du nucléaire ou les interdictions aux Pays-Bas, en Belgique, en Suisse, au Danemark et en Italie appartiennent désormais au passé. Même Fridays for Future a modéré son opposition et, dans certains endroits, a embrassé l'énergie nucléaire.
« Ce moment est important.
« Il montre ce qu'il est possible de faire lorsque l'on s'en tient à la science. Les preuves ne font que se confirmer chaque jour davantage : l'énergie nucléaire a un impact environnemental extrêmement faible tout au long de son cycle de vie, et des réglementations strictes ainsi qu'une culture de la sécurité garantissent qu'elle reste l'une des formes d'énergie les plus sûres dont dispose l'humanité.
« La Cour de justice européenne a désormais rejeté dans son intégralité le recours de l'Autriche. Cette décision ne se contente pas de confirmer la place de l'énergie nucléaire dans les règles de financement vert de l'UE. Elle annonce également la défaite quasi certaine de l'affaire Greenpeace en cours, celle-là même qui m'a inspiré à lancer Dear Greenpeace.
« Mais au lieu d'en tirer les leçons, Greenpeace redouble d'efforts. Martin Kaiser, directeur exécutif de Greenpeace Allemagne, a qualifié la décision de la Cour de "jour sombre pour le climat".
« Réfléchissez-y bien. La plus haute juridiction de l'UE vient de réaffirmer que l'énergie nucléaire répond aux normes scientifiques et environnementales requises pour être incluse dans la finance durable, et Greenpeace refuse toujours de bouger.
« Pendant ce temps, la crise climatique s'aggrave. Les émissions mondiales ne diminuent pas assez rapidement. Des milliards de personnes n'ont toujours pas accès à une électricité propre et fiable. Et nous sommes obligés de passer notre temps à défendre des solutions éprouvées au lieu de les développer à grande échelle ».
Microsoft a rejoint l'Association nucléaire mondiale alors qu'elle mise davantage sur les petits réacteurs modulaires
Depuis le boom de l'IA, les entreprises de grande envergure comme Microsoft envisagent de nouvelles méthodes pour alimenter (et refroidir) leurs centres de données. Ces centres de données doivent être situés dans des régions géologiquement stables, avec une alimentation en eau et en électricité suffisante pour les refroidir et leur permettre de fonctionner sans interruption, ainsi que de s'adapter aux demandes futures. Dans cette optique, Microsoft s'est tournée vers des réacteurs nucléaires pour alimenter ses centres de données.
Il y a un an, Microsoft a signé un accord pour relancer le réacteur nucléaire de Three Mile Island afin d'alimenter les centres de données et de répondre aux besoins gigantesques de Copilot en matière d'IA. L'installation a été rendue tristement célèbre par une fusion partielle en 1979 et le réacteur de Three Mile Island a été mis en pause en 2019. Selon Constellation Energy, l'équipement est encore en bon état, mais son redémarrage nécessitera d'importants investissements.
Dans un mouvement qui souligne l'intersection croissante entre les grandes technologies et les solutions énergétiques avancées, Microsoft a récemment officiellement rejoint l'Association nucléaire mondiale, signalant ainsi un engagement accru en faveur des technologies nucléaires face à la demande croissante des centres de données et de l'intelligence artificielle. L'entrée du géant technologique dans cet organisme industriel mondial, annoncée récemment, le positionne comme un acteur central dans la promotion des petits réacteurs modulaires et de l'énergie de fusion pour répondre aux besoins en énergie sans carbone.
Cet alignement stratégique intervient à un moment où la consommation d'électricité des centres de données devrait exploser, sous l'effet de l'appétit insatiable de l'IA pour la puissance de calcul. Microsoft, déjà un poids lourd dans les investissements renouvelables, considère les options nucléaires comme essentielles pour fournir une
Les grandes enseignes de la tech se tournent de plus en plus vers l'énergie nucléaire
Les géants de la technologie tels que Microsoft, Google, Amazon et Meta se tournent de plus en plus vers l'énergie nucléaire pour répondre à la demande croissante en électricité de leurs centres de données, essentiels à l'intelligence artificielle et le cloud computing. La consommation énergétique de ces infrastructures dépasse celle de certaines grandes villes et pourrait encore augmenter de 75 % d'ici 2050. Alors que les énergies renouvelables restent limitées dans leur capacité à fournir une énergie stable et continue, le nucléaire offre une solution sans carbone, efficace et durable, favorisant une « renaissance » de cette technologie autrefois marginalisée.
En parallèle, d'autres innovations comme le refroidissement liquide et l'informatique quantique sont explorées pour accroître l'efficacité énergétique et réduire l'impact environnemental. Cependant, cette transition soulève des critiques sur le coût écologique de l'IA et les limites planétaires. Les centres de données sont aussi devenus un enjeu géopolitique majeur, opposant les investissements massifs des États-Unis à ceux de la Chine, tandis que les pays du Golfe émergent comme des partenaires clés pour cette nouvelle infrastructure mondiale.
La tech et la tentation du greenwashing nucléaire
Cette requalification du nucléaire tombe donc à point nommé pour l’industrie numérique. Elle offre une justification commode pour masquer l’empreinte carbone croissante du cloud et de l’IA. Déjà accusés de pratiquer le « greenwashing » en gonflant artificiellement la part d’énergies renouvelables dans leurs bilans, les GAFAM pourront intégrer le nucléaire dans leurs statistiques et présenter une image écologique renforcée.
Mais cette logique pose plusieurs problèmes. D’abord, elle occulte la question des externalités : si le nucléaire émet peu de CO₂ lors de sa production, il génère des déchets hautement radioactifs pour lesquels aucune solution définitive n’existe encore comme le rappelle d'ailleurs Greenpeace France. Ensuite, elle contribue à dépolitiser le débat sur la sobriété numérique, en laissant croire qu’il suffit de changer la source d’énergie pour rendre l’IA et le cloud durables.
Un numérique énergivore par essence
Il ne faut pas se voiler la face : le numérique, par nature, est énergivore. Le cloud n’est pas un nuage immatériel mais une constellation de data centers reliés par des câbles et alimentés par des centrales. L’IA, en particulier, est une « machine à calculs » qui croît de manière exponentielle. Le nombre de paramètres des modèles double presque chaque année, ce qui entraîne une explosion de la puissance de calcul et donc de la consommation électrique.
À cela s’ajoutent des besoins de refroidissement colossaux. Les data centers doivent rester à température stable, ce qui mobilise de l’eau et de l’électricité supplémentaires. En période de sécheresse, certaines régions commencent déjà à questionner l’implantation de ces infrastructures.
Un débat sociétal : sobriété ou illusion technologique ?
L’enjeu dépasse la technique. La décision de la Cour européenne illustre un choix de société : privilégier une définition de l’« énergie propre » centrée sur la réduction immédiate des émissions de CO₂, quitte à ignorer les problèmes de long terme. Mais cette approche pourrait encourager le secteur numérique à repousser encore les limites de sa consommation.
La question est donc double :
- Peut-on qualifier une énergie de « propre » lorsqu’elle laisse derrière elle des déchets pour des millénaires ?
- Le numérique doit-il continuer sa croissance effrénée sans intégrer un principe de sobriété, ou doit-il au contraire réinventer ses usages et architectures pour limiter ses besoins énergétiques ?
Vers un numérique nucléaire ?
À court terme, il est probable que les grands acteurs du cloud s’appuient sur cette décision pour justifier leurs projets. Google a déjà signé des accords pour alimenter certains data centers européens en électricité nucléaire. Microsoft explore la piste de petits réacteurs modulaires pour ses infrastructures. Amazon Web Services, de son côté, n’exclut pas de contractualiser directement avec des fournisseurs nucléaires pour garantir des approvisionnements stables.
Le risque est de voir émerger un « numérique nucléaire », où l’expansion illimitée de l’IA et du cloud se fait sous couvert d’une énergie qualifiée de propre, sans remise en question de la logique de croissance infinie.
Conclusion : une victoire à la Pyrrhus ?
La décision européenne marque une victoire juridique et politique pour les partisans du nucléaire. Mais appliquée au numérique, elle pourrait se transformer en illusion collective. Car même avec une énergie décarbonée, l’IA et le cloud continueront de soulever d’autres enjeux : pression sur les ressources, gestion des déchets, captation de l’eau, inégalités d’accès à l’énergie.
En clair, ce jugement ne doit pas servir d’alibi aux grandes entreprises pour masquer la réalité : le numérique doit apprendre à être sobre. Le vrai défi n’est pas seulement de changer la source d’électricité, mais de repenser les usages, les architectures et les priorités. Sans cela, l’IA et le cloud risquent de devenir des technologies insoutenables, peu importe l’étiquette énergétique qu’on leur colle.
Sources : décision de la CJUE, WePlanet, Greenly, Greenpeace France, EDF
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